Que la paix ne soit pas objet de science se démontre par la stratégie. Stratégiquement, la seule manière de répondre à une attaque est de rendre coup pour coup, œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie (voir Exode 21, 23-25). La stratégie mène à la science de la guerre, mais on ne peut en tirer une science de la paix qui reçoive le consensus. Pour garder la paix, vaut-il mieux s'isoler? envahir? rester chez soi? Aucun modèle n'a su s'imposer jusqu'à maintenant, car il n'y a pas de stratégie susceptible de se soustraire une fois pour toutes du cercle de l'attaque et de la défense. Fondée sur les rapports de pouvoir et d'opposition, la politique ne saurait elle non plus être une science de la paix. Elle serait plutôt la petite guerre du temps de paix, un "conseil des rats" où on discute de choses à faire pour éviter d'avoir à les faire:
Ne faut-il que délibérer,Le caractère caduc de la stratégie et de la politique ne signifie pas qu'il faille chercher une autre science, plus appropriée à son objet, mais plutôt reconnaître que la paix n'est pas un objet de science, ce qui signifie qu'on ne peut en énoncer les lois, les principes et règlements une fois pour toutes, ni même s'entendre sur un tel ensemble de lois et de règlements. Mais si une science de la paix est impossible, ainsi qu'on vient de le soutenir, comment la paix peut-elle être un art et de quelle sorte?
2. L'art de la paix est un savoir-faire fondé sur la subjectivité individuelleL'expression "art de la paix" tire son origine des arts martiaux. Morihei Ueshiba, fondateur de l'Aïkido, y cherchait une "harmonisation avec les forces de l'univers". Pour nous Occidentaux, c'est Kant qui sut le mieux distinguer entre science et art, la première s'adressant au général et le second au particulier. La science détermine quels cas particuliers peuvent être subsumés sous la règle: elle va du général au particulier, qui "tombe" ou non sous le concept objectif. Si on pouvait avoir un principe objectif du goût, on aurait donc "un principe tel qu'ayant satisfait à la condition qu'il impose, on serait en mesure de subsumer le concept d'un objet pour en conclure ensuite qu'il est beau. Mais c'est absolument impossible. En effet, je dois pouvoir éprouver immédiatement du plaisir à la représentation de l'objet, et aucune ratiocination usant d'arguments probants ne me procurera ce plaisir. Bien que tous les critiques, comme le dit Hume, sachent en apparence mieux raisonner que les cuisiniers, les uns comme les autres partagent néanmoins un seul et même destin. Ils ne peuvent s'attendre que la raison qui déterminera leur jugement leur soit fournie par la force des arguments probants, car elle ne viendra que de la réflexion du sujet sur son propre état d'âme (plaisir ou déplaisir), en écartant tout précepte et toute règle." E. Kant, Critique de la faculté de juger, dans Œuvres philosophiques, II, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1985, p. 1062.
Dans sa Critique du jugement, Kant démontre que l'art est fondé sur une subjectivité et une intersubjectivité. Nous nous entendons sur les choses que nous appelons "belles": ce n'est pas là une question objective, une question de principes, mais une question de sentiment et d'assentiment. De la même manière, l'art de la paix enseigné par Ueshiba s'appuie sur la subjectivité individuelle. C'est l'individu qui en est l'agent. Pour Morihiro Saito, qui fut témoin et adepte de l'œuvre de maître Ueshiba, "la lutte doit être menée par chaque individu (dans le sens de un et indivisible), pour son évolution et non pour celle de l'équipe" "Morihiro Saito le fidèle", propos recueillis par Renée Sybel et Marco Tulli, dans Arts Martiaux, Spécial Aiki, no 41, juillet-août 1999, p. 64.
Aucune collectivité ne peut être l'agent de la paix, seul l'ensemble des individus peut l'être: "prolétaires de tous les pays..." interpelle les individus dans leur intersubjectivité et non dans leur objectivité de classe. Passer de l'état de guerre à l'état de paix, c'est passer de l'objectif au subjectif, sortir du cercle de l'agression et de la défense, légitime ou non. À cet égard, le moi est le primate de l'individualité: en luttant pour la reconnaissance de ses droits, le moi engendre la guerre, alors que le soi engendre la paix. Si on a en tête ses devoirs, on fait la paix, si on a en tête ses droits, on fait la guerre. L'individu arrive après la guerre des clans. Il suffit de l'heureuse idée énoncée par un seul homme pour tracer la voie de la paix qui ne pourra plus demeurer cachée et sera suivie ensuite comme la sûre voie philosophique.
La science se démontre, l'art s'enseigne. Qui doit enseigner l'art de la paix? Un maître, un grand individu, celui qui est accompli. Toute personne à la retraite qui considère qu'elle a réussi sa vie pourrait enseigner quelque chose. Mais le grand individu est celui qui énonce la règle: on ne peut arrêter la guerre mais on peut affirmer la paix. La première victoire de cet art est de pouvoir s'affirmer en temps de guerre, comme on peut exprimer le beau en période de laideur consacrée.
Les collectivités sont en guerre, mais les individus voudraient vivre en paix. Or l'individu est la substance première (l'individu est une substance pensante et agissante, dixit Descartes), alors que la guerre concerne les substances secondes, c'est-à-dire les espèces, les races, les nations. L'individu qui veut la paix est le même dans les collectivités qui s'opposent. Les nations font les guerres; ce sont les individus qui font la paix. Les "Nations Unies" sont un ensemble d'individus mais l'expression est malheureuse: 170 pays, six milliards d'individus.
En ce début de millénaire, l'ombre de l'individu est sa solitude. L'individu est fini, dit la clameur. Il faut renverser cette pulsion de mort pour dire que l'individu un et indivisible n'est pas encore arrivé. Ainsi, tout le monde peut être agent de paix, comme Russell l'a dit et démontré par sa désobéissance civile durant la guerre froide. Tout le monde peut se lever. Mais si tout le monde se lève en même temps, ce n'est pas nécessairement pour la bonne cause. La finalité doit rester individuelle: il s'agit pour l'individu de transformer la violence dont il est l'objet en "arme de paix" fondée stratégiquement sur les valeurs de respect, de communication et d'harmonie.
3. Des armes pour la paix dans l'esprit des arts martiauxLa pleine conscience n'est jamais instantanée, d'autant plus que l'Aïkidoka doit réaliser que son seul adversaire est lui-même. C'est le premier article de l'art de la paix: le seul ennemi est intérieur. Le corollaire de cet énoncé est que les autres ne doivent pas être vus comme des adversaires ou des compétiteurs mais comme des partenaires ou des compagnons.
La répétition, loin d'être synonyme de monotonie, est le seul moyen pour le système nerveux d'enregistrer un geste à la fois efficace et harmonieux. Une fois tous les gestes de la vie appris de cette manière qui dépasse la simple technique, le transfert d'énergie peut se faire d'un partenaire à l'autre, pour quelque action que ce soit.
Le quotidien est ce qui manque le plus aux gens affairés, qui arrivent au bout de leur vie sans l'avoir véritablement vécue. Le quotidien, quand il est le lieu de la non compétitivité, rend possible une esthétique de la vie. Et celui qui est capable de faire de son quotidien un art vit en paix.
L'établissement de la paix passe-t-il nécessairement par la volonté individuelle? Y a-t-il un art du quotidien que l'on puisse enseigner à l'individu, qui le fasse décider de vivre en paix? Sans amour de la vie, le quotidien ne peut être un objet d'art et sans la valorisation de l'individu, la compétition, les rivalités et la guerre deviennent des principes de fonctionnement normaux. Après plusieurs millénaires d'évolution, l'humanité se débat encore dans un ouragan de haine. Il faut quitter cet enfer collectif qu'aucun, parmi nous, ne désire pour lui-même et ceux qu'il aime. Voilà la toute-puissance de l'individu!