Convaincu, mais non pas persuadé de la chose. Notre blessure la plus profonde. En effet, on ne saurait dire à quel point nous désirons qu'on nous convainque. Très jeune, Carlo Michelstaedter a connu cette vérité. À la suite de la mort de son jeune frère peut-être? Michelstaedter avait 22 ans à l'époque et son frère 20 ans. À moins de parler du suicide d'une amie, Nadia Boraden? Michelstaedter avait alors 20 ans : «remords, tourment infini». On peut trouver dans les registres des Principes ou de l'Éthique en général des définitions de moments variés de notre vie affective. Mais qui peut réellement les connaître? Une définition saurait-elle nous persuader de sa propre vérité? Les esprits sereins qui ont concocté ces définitions savaient-ils vraiment de quoi ils parlaient? La souffrance est inutile, sans doute. Mais seul celui qui a souffert peut réellement le savoir.
Le 17 octobre 1910, Carlo Michelstaedter, 23 ans, ayant complété une thesis di laurea intitulée La persuasioni e la rettorica, se fit sauter la cervelle au moyen d'un revolver. En 1943, Emma Luzatto-Michelstaeder, la mère du philosophe, et Alda Michelstaedter, une de ses soeurs, sont forcées, sous la menace d'un fusil, d'entreprendre un voyage en train en direction du nord, dont elles ne reviendront pas. Entre ces deux dates et entre ces deux faits, il y a tout un monde. Entre ces deux faits qui n'ont somme toute qu'une relation accidentelle l'un avec l'autre, on peut tracer une ligne droite. C'est là exactement la distance parcourue par Michelstaedter dans son livre.
Il ne s'agit pas ici de faire de Michelstaedter un Kafka philosophique, ou de souligner les correspondances biographiques qui existent entre lui et son contemporain, de deux ans plus âgé, György Lukács. Il n'en reste pas moins que le parallèle est frappant entre Michelstaedter et Nadia Boraden d'une part, entre Lukács et Emma Seidler, peintre hongroise qui devait se suicider en 1911, d'autre part. Le courant existentiel qui parcourt la thèse de Michelstaedter fait résonner l'écho de la modernité philosophique de la période précédant la première guerre mondiale, avec la même profondeur affective et conceptuelle que L'âme et les formes (1911) ou Les premiers écrits sur l'esthétique (1912). Michelstaedter appartient à la génération des Bloch, Lukács, Rosenzweig, etc., qui ont soumis à la critique, tout en cherchant à les concrétiser, les différentes philosophies de la vie d'inspiration nietzschéenne ou bergsonnienne produites par l'avant-garde régnante, parmi lesquelles la dernière philosophie de Simmel était sans doute la plus subtile et la plus profonde. Mais pour la jeune génération, l'héritage de Nietzsche et de Bergson ne représentait que la moitié de notre modernité. Le véritable besoin philosophique était plutôt celui de transformer cette philosophie de la vie en une philosophie de l'existence. Toutefois, la promulgation philosophique de ce besoin ne devait pas s'actualiser sous cette appellation, et dans les cas dont il est question ici, elle fut médiatisée et éventuellement absorbée par une impulsion messianique.
La thèse de Michelstaedter fut publiée après sa mort, dans trois éditions, dont les deux dernières étaient des éditions critiques. Celui qu'on a comparé à une comète traversant l'idéalisme régnant de Croce et de Gentile se dégage maintenant de son statut national, grâce à la traduction française de La persuasioni e la rettorica. Ce poète du monde philosophique italien peut ainsi commencer à occuper la place historique dont il s'est tragiquement privé lui-même. La persuasion et la rhétorique s'articule d'abord autour d'une étude de la rhétorique de Platon et d'Aristote, où l'érudition classique de l'auteur est manifeste. Mais ce qui est également évident, dès le premier paragraphe («Moi je sais que je parle parce que je parle mais que je ne persuaderai personne...»), qui place le lecteur dans une région philosophico-existentielle où il se retrouve face au to timiotan plotinien, affirmé avec verve et passion par Leon Shestov comme le plus important, c'est que La persuasion et la rhétorique a brisé ses liens académiques et thématiques. Nous avons affaire au travail d'une vie, le genre de travaux par lesquels un individu cherche à communiquer non seulement son expérience des idées mais également sa vie affective. Nous sommes ici en présence d'une philosophie à la première personne. Non pas simplement une thèse mais un testament.
L'opposition entre persuasion et rhétorique se trouve au centre de l'oeuvre. Mais là où Lukács, avec son opposition entre l'âme et la forme, se préoccupe avant tout de ce qui donne une forme à quelque chose, Michelstaedter souligne plutôt le chiasme et l'alternative irrémissibles d'un point de vue ontologique. D'un côté, on a la persuasion positive, en pleine possession de ses moyens, s'organisant autour d'un centre absolu, alors que de l'autre côté, la rhétorique est vue comme une forme de parasitisme négatif, qui va de pair avec la dépossession et la réconciliation manquée. L'intuition centrale de Michelstaedter s'exprime dans la figure de la «faim» du «poids» qui «pend à un crochet et parce qu'il pend, il souffre de ne pouvoir descendre» (p. 41). Cette situation suppose une lutte infinie, qui maintient le fil tendu. Pour ne pas tomber, le poids doit se départir de sa pesanteur. Il ne doit jamais connaître la satisfaction: «une même faim du plus bas le tenaille toujours, et en lui demeure, infinie, la volonté de descendre» (idem). Sa vie requiert qu'il renonce à sa propre vie. Michelstadter fonde le chiasme existentiel existant entre un infini qui nous échappe et un fini qui ne saurait jamais nous satisfaire, dans les termes d'une persuasion qui ne réussit pas à persuader et d'une vie dépourvue de persuasion. La pesanteur dont il est question ici est une agitation absolue, à laquelle échappe toute persuasion. Elle peut emporter la conviction tout en restant impuissante à persuader. C'est justement là ce qui permet la tension du fil. De même, la vie ne saurait se réaliser elle-même, étant pour toujours étrangère à elle-même en vertu d'une dialectique irréversible aussi bien qu'irrévocable. On a là une explication du fait que l'on ne saurait persuader personne, car nous ne saurions être persuadé soi-même, impuissant que nous sommes à nous posséder, en raison de la temporalité de l'être qui bloque irrémédiablement une telle possession de soi. Si elle pouvait exister, la persuasion serait la négation du temps et de la volonté. La persuasion est une forme de possession, or la vie ne saurait être possédée. En effet, la vie est véritablement présente à elle-même lorsqu'elle constitue actuellement le présent. Mais le présent comporte toujours une aspiration, dans laquelle il s'annule comme présent. Dès lors, comment conviendrait-il de vivre? On sait le poids d'une telle question pour une oeuvre qui devait connaître un dénouement fatal.
«Le dieu sage flatte ainsi chaque fois l'animal par les arguments de sa propre vie... » (cf. p. 51), mais l'instinct et les arguments ne sont pas la vie; la persuasion ne saurait jamais venir d'un centre qui n'est connu que par son absence. «... je sais que je ne persuaderai personne...» (p. 37). Michelstaedter exprime ainsi non seulement la tragédie ontologique du chiasme et de la différence, non seulement la tragédie affective du remords et du regret, mais également la tragédie de la tragédie, comme Lukács nous avait donné une «métaphysique de la tragédie»: la consolation du rhétorique, appelée consolation tout court, à jamais inconsolable, puisqu'en vertu de la loi tragique de l'identité, l'inconsolable est précisément ce qu'il est, à savoir inconsolable. D'où le fait que nous soyons convaincus sans être persuadés. On peut verser au compte de ce gouffre tous les secrets de notre tourment ontologique, de notre soif esthétique et de notre insatisfaction profonde. C'est de ce gouffre que le jeune Michelstadter tire une philosophie qui n'est pas si juvénile.
Dans la deuxième partie de La persuasion et la rhétorique, l'auteur trouve d'ailleurs le temps d'expliciter son intuition et son antinomie centrales, non seulement en suivant une dialectique ontologico-existentielle, mais également en suivant une dialectique hégélienne et marxienne de l'aliénation et de la réification. Par la médiation de Simmel, cette critique sociale se trouvait déjà, in nuce, dans les essais kantiens du jeune Lukács. Concernant la réception française de Michelstaedter, Robert Maggiori, dans un compte rendu paru dans le journal Libération, parle de contribution majeure d'un penseur qui, s'il avait choisi de vivre, aurait sans doute réalisé des accomplissements majeurs en philosophie. Toutefois, André Comte-Sponville, dans un autre compte rendu, paru dans La revue philosophique de la France et de l'étranger, cherche à miner ce jugement. Selon lui, l'oeuvre souffre d'une certaine inflation, en raison du contexte tragique de sa rédaction. Certes, La persuasion et la rhétorique garde une certaine allure juvénile, qui tient surtout au fait que rien ne venait séparer son auteur de l'enthousiasme qui s'attache inévitablement aux premières intuitions philosophiques profondes. Mais il ne fait pas de doute que l'intuition philosophique qui se trouve au coeur du travail de Michelstaedter, comme elle est au coeur des essais de Lukács, exprime toute la force de l'impulsion qui est à la source de la modernité philosophique contemporaine. Ainsi, même s'il existe une connexion entre le travail et sa conclusion tragique, une certaine hâte, inévitable dans les cas de mort prématurée, ce livre se défend parfaitement de lui-même.
Traduit par Josette Lanteigne