Lorsque le réseau Internet apparut au début des années 90 et que le World Wide Web remplaça les Gopher, plusieurs savants firent les mêmes constatations, la première étant que l'humanité avait enfin trouvé un type de codification du savoir universel. En effet, ainsi qu'on l'a relevé dès les premières heures du WWW, le savoir y est stocké de manière à éviter qu'il ne soit tributaire de quelque hiérarchie absolue que ce soit (There's no top on the Web). Bref, les hyperliens télématiques reliés à une masse de sites indépendants constituent pour notre savoir un avènement dont les conséquences théoriques et pédagogiques sont innombrables.
Une deuxième constatation s'imposa à tous ceux qui rêvaient de répandre la science ou la culture dans les contrées les plus lointaines. Les problèmes liés à la fondation de bibliothèques et à l'achat massif et très dispendieux des livres nécessaires à la diffusion de la haute culture étaient désormais contournés. Il suffirait de brancher un terminal dans un lieu public pour donner accès aux livres des savants les plus érudits et aux acquisitions des musées les plus riches du monde. Avec un menu composé d'ouvrages intégraux des plus grands auteurs et de partitions musicales, livrées en partitions ou exécutées intégralement via le terminal multimédia, les lieux géographiques et culturels les plus éloignés seraient rejoints au moyen de ce terminal, récepteur interactif de l'ensemble du savoir humain en formation. Le réseau Internet est un véritable continent métaphysique en formation, de par l'ensemble des valeurs qui sont soulignées dans le choix des hyperliens caractérisant les meilleurs sites. L'Internet vulgaire est ici un faux problème; il y a toujours eu des images et des écrits porno. Après une décennie d'Internet, nous voyons bien sa valeur unique dans tous les cas de transmissions de données scientifiques, médicales ou culturelles.
Plusieurs intellectuels, plusieurs professeurs, plusieurs entrepreneurs culturels ont rêvé à bon droit d'une diffusion d'Internet au-delà des pays occidentaux. Parler de la droiture des intentions est un autre faux problème ici. Il faut plutôt souligner l'aspect positif du transport de l'information pour l'intervention médicale, la formation pédagogique et l'acquisition de la culture des autres peuples ou du sien propre, dans un esprit de mondialisation culturelle plutôt qu'économique. L'enseignement à distance, qui existait bien avant le réseau Internet, a indéniablement fait un bond fulgurant avec l'avènement de l'internautique. Les coûts exorbitants de la science et de la culture fondent littéralement lorsqu'on remplace le déplacement du professeur, du livre ou de l'objet culturel étudié par une représentation à l'écran. Certes, en essaimant dans les pays lointains, Internet ne remplace pas la présence mais il facilite l'accès universel, l'un des plus importants fondements de la démocratie; introduire ou répandre Internet au Brésil, au Pakistan ou au Burundi aura des conséquences de toutes sortes, compte tenu de la richesse de l'information à laquelle ces pays auront alors accès dans tous les domaines de la vie.
Depuis 1997, de 30 à 45 jeunes Canadiens ont eu l'opportunité d'appliquer un tel essaimage d'Internet dans plusieurs pays lointains. Ces projets d'interventions sont offerts aux jeunes de 18 à 30 ans par le mouvement Alternatives (Réseau d'action et de communication pour le développement international: www.alternatives.ca ). Cet organisme communautaire, qui est greffé sur les initiatives de Netcorps, est subventionné par, entre autres, l'ACDI et par des levées de fonds. Il a pour objectif de lutter contre les injustices sociales et politiques à travers le monde.
Ce sont les programmes jeunesses de l'organisme qui offrent cette possibilité d'aller «fureter dans le monde», comme disent les fascicules d'information. Ce furetage outre-mer est précédé d'une formation à plein temps d'une durée de trois mois, à Montréal, dans les locaux d'Alternatives. Durant cette formation, le participant travaille avec un organisme montréalais intéressé à créer son site WWW et il peut ainsi se familiariser avec les outils informatiques. Parallèlement, le participant acquiert un apprentissage sommaire de la langue et de l'histoire de la collectivité qu'il ira ensuite visiter. Cette visite peut se faire, selon le choix du participant, en Inde, au Pakistan, au Brésil, au Chili, en Égypte, au Maroc, en Afrique du Sud, en Palestine, aux Philippines, etc., pour une période de trois mois, au cours de laquelle il ira aider un organisme populaire déjà structuré à se construire un site Web.
Ce type d'intervention dans une contrée lointaine se fait depuis toujours. On pense au missionnariat. Toutes les communautés religieuses ont procédé ainsi à travers les siècles, pour répandre leur Révélation; on parlait alors d'«essaimer»! Beaucoup d'organismes humanitaires, la Croix Rouge en tête, ont effectué ce genre de mission. L'Unesco est sans doute le chef de file d'un tel procédé en matière culturelle; pensons aux nombreux monuments sauvés, transportés, restaurés par cet organisme communautaire international financé par les nations et comptant sur l'engagement pur et simple des individus (professionnels de pointe ou simples manoeuvres) susceptibles d'aider les autres.
Mais le mouvement Alternatives porte bien ici son nom et procède bien différemment de l'essaimage de type traditionnel. Fondé sur la solidarité et sur les valeurs d'entraide et de coopération, les émissaires d'Alternatives ne sont pas des missionnaires mais plutôt des partenaires. L'organisme est un ONG. À l'étranger, les organismes hôtes sont des partenaires et souvent des amis de l'organisme. Ni pendant, ni après son intervention ce dernier impose-t-il ses politiques. Il est fascinant que ce soit ce type d'organisme marginal qui réalise le fantasme de tous les gens cultivés qui, ayant découvert le cyberespace, avaient rêvé de rendre accessibles les livres de la Bibliothèque du Congrès et les trésors du Louvre aux habitants des confins de l'Occident.
Il est intéressant de noter quelles sont les conditions d'admission au programme de l'organisme. Il s'adresse en premier lieu aux sans emploi ou aux jeunes «sous-employés», comme le précise le fascicule, à condition qu'ils s'engagent pour une durée de six mois et surtout qu'ils manifestent un intérêt réel pour les pays en développement. La motivation sociale est fondamentale pour une telle intervention. Car il ne s'agit pas d'un travail lucratif, confortable et qui mènera par la suite à un travail encore mieux payé. Au contraire, on demande au participant de ramasser lui-même – au moyen d'activités bénéfices – la somme de $1,000 pour défrayer l'équivalent de son billet d'avion. Parasites s'abstenir.
Le participant touchera une rétribution de 250 dollars par semaine durant ses trois mois de formation et ses trois mois de stage, ce qui totalise 6,000 dollars. Il sera logé aux frais des organismes hôtes et aura droit à deux semaines de vacances durant son séjour.
Au cours de son expérience, le participant apprendra à s'impliquer au niveau communautaire. Ce qui permettra à Alternatives de faire un suivi, au retour, de son implication. Il y a aussi un suivi au niveau des connaissances acquises durant le stage et les répercussions qui pourraient concerner le milieu montréalais et le milieu communautaire global.
Toutefois, le travail à faire est plus délicat qu'il n'y paraît à première vue. En bref, il s'agit d'un travail de défrichage pour un esprit jeune, et par conséquent assez souple pour pouvoir s'adapter à l'apprentissage élémentaire d'une nouvelle technologie, combiné à un apprentissage tout aussi élémentaire d'une culture traditionnelle. La combinaison de ce double apprentissage n'est pas facile et il faut toute la souplesse de la jeunesse ou la sagesse de l'âge mûr pour relever un tel défi. Et la jeunesse est peut-être seule à pouvoir le relever sans fatigue excessive.
Cette relation entre une nouvelle technologie et les valeurs d'une culture traditionnelle que le participant doit plus ou moins habilement coordonner dans sa démarche soulève une question. C'est pourquoi la formation des participants inclut une sensibilisation au choc culturel des NTIC (ici, l'Internet) sur les valeurs des sociétés traditionnelles. Car c'est une chose d'harmoniser différentes compétences plus ou moins complémentaires lors de l'apprentissage d'une nouvelle technique, mais c'en est une autre d'aller implanter harmonieusement cette technique dans une culture traditionnelle. Nouvelles techniques et valeurs anciennes se confrontent et s'harmonisent dans la subjectivité de chaque participant, mais cette confrontation a aussi un versant purement objectif lorsque le participant doit contribuer à implanter le réseau Internet dans un pays de culture traditionnelle. Les difficultés que le participant avait lui-même eues lors de son apprentissage des techniques informatiques, il les retrouvera, et sans doute décuplées, chez ceux dont, en plus, il ne connaît que des rudiments de la langue. Il aura à affronter le réel défi d'implanter cette technologie dans un milieu culturel très différent du nôtre et qu'il ne sera pas toujours aisé de convaincre des avantages de l'Internet.
Travail difficile donc mais défi intéressant, si la conversion personnelle préalable du participant aux vertus du terminal débouche sur la conversion d'autrui à un mode de savoir et une façon (interactive) de connaître, qui n'entraîne pas nécessairement une mondialisation économique de la culture mais établit des liens mondiaux de communication. Certes, ces liens pourraient toujours être utilisés par des virus travestis en gens d'affaires et par de lucratifs commerces. Mais l'éventualité contraire vaut le risque; c'est le risque de toute découverte et du respect de sa finalité. C'est le choix et la responsabilité de chacun.
L'essaimage d'Internet est-il un cheval de Troie? Il est clair que les concepteurs de tels programmes à Alternatives ne cachent pas leurs visées démocratiques et populaires. Ils font déjà mentir ceux qui prétendaient qu'Internet serait un Interclub de businessmen. Internet sert aussi, et autant, à mettre l'information et la communication au service du développement international. «Pour agir il faut pouvoir saisir», dit l'éditorial du site Alternatives. Et pour saisir, pourrait-on ajouter, il faut avoir accès. Donner accès à l'information via Internet demeure la voie royale de la libération, une alternative à la mondialisation de la culture de divertissement diffusée par la télévision. Il s'agit d'un engagement personnel dans un média pour contrer, via l'interactivité, l'inactivité engendrée massivement par la télévision à travers le monde.
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